Quelle est donc cette force intérieure qui poussait jadis ces moines à se regrouper dans cette petite vallée, sauvage, sombre et encaissée, aux pentes abruptes couvertes de feuillus ou de sapins, et parcourue par un petit ruisseau qui porte le nom de Murbach ? Sans doute éprouvaient-ils le besoin de fuir un monde cruel pour se consacrer entièrement à Dieu et suivre la règle de Saint Benoît qui prônait l'obéissance, le silence, le travail et l'humilité. Le promeneur qui découvre la première fois ce site est à la fois déçu et fasciné. Déçu parce-qu'il ne subsiste, hélas, que de maigres vestiges romans de grès rose de ce monastère : un porche jouxtant le jardin médiéval, le chevet qui abrite l'autel et les deux tours massives du transept. Fasciné aussi, par l'aspect grandiose et pur de cet édifice roman, planté là, dans un décor qui inspire un sentiment de solitude et de recueillement. Pour bien apprécier la beauté du site il faut grimper à la chapelle ND de Lorette qui offre alors une vue plongeante sur l'édifice, les contreforts du Grand Ballon et la petite vallée du Murbach.
Les Origines
Certes, le monastère ne fait pas partie des plus anciens monuments érigés en Alsace. Colomban et les moines irlandais ont été à l'origine de fondations bien plus anciennes comme Luxeuil (595), Marmoutier (589), Ebersmunster (650), Wissembourg (660) ou Munster (660). C'est Eberhard, comte d'Eguisheim, fils du duc d'Alsace Adalbert et petit-fils d'Etichon, père de Sainte Odile, qui va favoriser la fondation par de riches donations faites aux alentours de 728. Ayant perdu son fils et atteint de cécité il a sans doute voulu, par ces largesses, sauver son âme pour l'éternité. Son gisant repose encore aujourd’hui dans un enfeu situé dans le transept de l'ancienne abbatiale.
Eberhard, va confier à Pirmin le soin d'y installer une communauté de moines en provenance de Reichenau. On sait très peu de choses sur les origines de ce missionnaire qui n'a pas eu de biographe contemporain. Pour certains auteurs il serait d'origine wisigothe et pour d'autres d'origine irlandaise. Toujours est-il que sa renommée est parvenue aux oreilles de Charles Martel et, selon un récit légendaire, d'un seigneur allemand du nom de Syntlaz qui va faire appel à lui pour évangéliser sa contrée. Il va choisir l'île de Reichenau, au bord du lac de Constance, pour fonder un monastère. Sa proximité avec Charles Martel va sans doute déplaire à Théobald, duc d'Alémanie, et il va être obligé de fuir Reichenau. Avec une douzaine de moines issus de cette communauté il va d'abord rejoindre Bergholtz-Zell, puis s'installer à proximité de Buhl avant de s'établir définitivement au fond de ce petit vallon de Murbach.
Pirmin obtint la confirmation de la fondation du roi des francs Thierry IV ainsi que l'immédiateté et l'indépendance du pouvoir épiscopal que va reconnaître l'évêque de Strasbourg Widegern. L'abbaye va être dédiée à Saint Léger, évêque d'Autun et martyr, apparenté à la famille des ducs d'Alsace. Mais la vocation de Pirmin n'était pas de devenir abbé mais d'être un fondateur et un réorganisateur de monastères à la manière de Boniface de Mayence son contemporain. Il laissa la direction de l'abbaye à Romain pour poursuivre son œuvre. Il visita le monastère de Wissembourg et fonda encore celui de Hornbach (742) dans le Palatinat où il mourut en 758. Ses reliques furent transportées à Innsbruck pendant la Réforme avant de revenir en partie en Allemagne, à Hornbach, Spire et Pirmasens, ville qui porte son nom.
Le développement de Murbach
Les carolingiens vont favoriser le développement du monastère qui va recevoir la visite du savant et théologien Alcuin, conseiller de Charlemagne qui va lui-même jusqu'à s'approprier pour un temps la fonction abbatiale. C'est aussi à cette époque que Murbach développera un scriptorium et une bibliothèque dont le catalogue établi en 870 fait déjà état de plus de 300 volumes. L'invasion des Hongrois en 926 va faire plusieurs victimes parmi le collège des moines et entraînera une interruption dans l'exercice de la fonction abbatiale pendant un trentaine d'années. Selon la légende, un emplacement qui porte de nom de « Mordfeld », au pied du Grand Ballon, rappelle encore aujourd'hui ce tragique événement et un monument funéraire, datant de 1706, est toujours visible à proximité de l'autel. Sur la dalle funéraire on peut lire : Nostrorum fratrum jacet hic funus tumulatum. Vim rosei finis pertulit iste cinis. Hinc bene migrabant quos Hunni mortificabant. Hos, Deus, in coelis laetificare velis. Ce qui peut se traduire ainsi : Ici se trouve le tombeau de nos frères. Cette cendre a le pouvoir de la rose. De là sont partis ceux que les Huns ont mis à mort. Ô Dieu, souhaitons que tu les rende heureux au ciel. L'abbaye va gagner en renommée et plusieurs abbés vont occuper des fonctions épiscopales comme Baldebert à Bâle, Simbert à Augsbourg et Geroch à Eichstätt.
L'empereur Otton I, appelé aussi Otton le Grand, va confirmer les donations faites à l'abbaye et à la fin du 10ème siècle, un moine du nom de Werner, en provenance de Cluny, va introduire la réforme clunisienne et occuper le siège abbatial. Grâce aux différentes donations, les possessions de l'abbaye en Alsace, dans le Palatinat et en Suisse (Lucerne) vont être considérables et elles seront à nouveau confirmées par Otton II. Pendant la Querelle des Investitures, Murbach va prendre le parti de l'antiroi Rodolphe de Rheinfelden et accorder la protection aux chanoines de Lautenbach dont le couvent a été dévasté par l'empereur Henri IV, mécontent des écrits du philosophe et théologien Manegold de Lautenbach.
Pendant toute cette période troublée de la Querelle des Investitures l'abbaye fut pratiquement désertée. C'est l'abbé Berthold 1er (1122-1144) qui va la réveiller, participer à plusieurs événements marquants de l'empire et entreprendre la reconstruction de l'abbaye. Au 12ième et 13ième siècle l'abbaye connaîtra l'apogée de son rayonnement. L'abbé Hughes de Rothenbourg (1218-1239) fut chargé par le Pape Honoré III de prêcher la croisade et va même accompagner l'empereur Frédéric II en Terre Sainte (1228). Il va s'appuyer sur de puissants vassaux comme les margraves de Bade, les Bollwiller ou les Ribeaupierre et étendre l'emprise féodale de l'abbaye dans la vallée du Florival et la haute vallée de la Thur. Frédéric II va l'autoriser à prélever un droit de péage dans la vallée de Saint-Amarin, ce qui va déclencher un conflit avec les comtes de Ferrette qui occupent l'entrée de cette vallée de la Thur. Frédéric II va aussi élever l'abbé à la dignité de prince du Saint-Empire. C'est aussi à cette époque que l'on va entreprendre la construction ou la reconstruction des fortins destinés à protéger l'abbaye et qui l'entourent comme le Friedberg, Hirtzenstein, Hohrupf, Hugstein et Burgstall. Vers la fin du 13ième siècle , sous le règne des abbés Thibaud de Faucogney (1240-1261) et Berthold II de Steinbrunn (1261-1285) l'abbaye va procéder à l'édification des remparts à Wattwiller et de Guebwiller, bourgades qui s'étaient développées vraisemblablement à partir des premières cours colongères. La puissance de l'abbaye est illustrée par cette entrée triomphale à Strasbourg de l'évêque Walter de Géroldseck, suivi par le prince abbé de Murbach à la tête d'une troupe de 500 cavaliers. Pour devenir moine au 13ième siècle il fallait être d'ascendance noble.
Mais cette période faste ne va pas durer et pour assainir une situation financière qui ne cessa de se dégrader, l'abbaye sera contrainte à procéder à des aliénations comme celle de Lucerne vendu aux Habsbourg en 1291. Par ailleurs, la politique territoriale poursuivie par les Habsbourg et les Ferrette, qui étaient avoués du monastère, entraînait souvent des conflits avec l'abbaye.
Le développement de Guebwiller
La première fois que Guebwiller apparaît dans les chartes c'est en 774, à l'occasion d'une donation d'un champ situé à Raedersheim faite à l'abbaye « in villa Gebunwilare ». Mais Guebwiller n'est pas encore à proprement parler une bourgade car l'habitat est vraisemblablement encore très dispersé. La ville va se développer progressivement et apparaître dans des actes vers 1142 avec la construction de l'église paroissiale Saint-Léger réalisée sous l'égide de l'abbaye. Avec le développement de la ville et l'organisation de son magistrat, les conflits entre une entité économique naissante et le pouvoir féodal de l'abbaye vont devenir récurrents. Les annales de Colmar nous apprennent que déjà en 1285 l'abbé s'empara par ruse de la ville, confisqua des biens et pris des bourgeois en otage. La tutelle et la protection exercées par l'abbaye sur la ville dura pendant tout le 13ième siècle. En prélevant la taille (Gewerf) et les impôts indirects (Umgeld) l'abbaye profitera grandement des richesses accumulées par la cité. Elle va aussi être gravement endommagée par un incendie en 1382 et sera reconstruite sous l'abbé Guillaume de Storenbourg (1377-1387).
Les difficultés financières liées aux constructions entreprises et à la mauvaise gestion vont affaiblir l'abbaye et encourager le magistrat de Guebwiller à réclamer des allègements de charges et de nouvelles garanties. Au 14ième siècle le chapitre de Murbach resta encore composé essentiellement de membres de la noblesse locale qui assurèrent souvent aussi des fonctions ministériales comme les Schultheiss, le Hungerstein, le Ongersheim et les Waldner. Toutefois, d'après les noms des moines, les bourgeois de la ville semblaient aussi pouvoir accéder au collège. Les chroniques de l'époque font état de conflits avec certains seigneurs comme le Angreth, les Haus ou les Ostein quand ceux-ci tentaient de s'approprier des possessions de l'abbaye. A côté de la fonction de Schultheiss (prévôt) ont verra apparaître dans la gouvernance de la cité celle de receveur (schaffner) et de bourgmestre. Au 15ième siècle les délibérations révèlent aussi le rôle croissant des corporations, vignerons, boulangers, maréchaux, bouchers et tailleurs. La police était assurée par des sergents qui prêtèrent serment à l'abbé et au chapitre.
L'abbaye n'eut pas trop à souffrir des dévastations liées aux invasions des grandes compagnies d'Enguerrand de Coucy (1375) ou à celles des Armagnacs (1444) repoussés par les citoyens de Guebwiller, selon un récit légendaire, grâce au courage et à l'ingéniosité de Brigitte Schick. Mais certaines de ses dépendances furent au contraire entièrement ravagées.
Le redressement
La confrontation entre les bourgeois et le pouvoir seigneurial de l'abbé va être particulièrement intense sous l'abbé Barthélémy d'Andlau (1447-1476) qui enverra une troupe investir la ville pour faire droit à ses exigences. Il va réformer l'administration et soumettre les bourgeois aux prérogatives de l'abbaye. Il va aussi réorganiser la bibliothèque abbatiale et les archives. Fidèle aux Habsbourg, l'abbaye va obtenir le privilège de battre monnaie (1544), s'unir avec l'abbaye de Lure (1554) et être considérée comme abbaye d'empire comme Kempten, Fulda et Wissembourg. Cette époque est aussi marquée par le retour à une discipline plus stricte après une grande période de relâchement.
Mais cette prise en main va aussi attiser la haine des bourgeois à l'encontre de ce pouvoir féodal. Celle-ci aura l'occasion de s'exprimer pendant la Guerre des Paysans (1525) où Guebwiller va ouvrir ses portes aux insurgés comme bon nombre villes et de villages d'Alsace. Le couvent des Dominicains et celui d'Engelporten vont être mis à sac. Cette révolte importée d'Allemagne et encouragée par le mouvement de la Réforme va être durement réprimée par les troupes du duc Antoine de Lorraine à Saverne et à Scherwiller. Les vassaux de Murbach furent relativement épargnés des poursuites qui ont suivi grâce à l'humanité du prince-abbé Georges de Masevaux comme le souligne la chronique de Guebwiller.
La Commendite
C'est avec le cardinal et archiduc André d'Autriche, neveu de Maximilien II, que débuta la pratique des abbés commendataires en 1587. Les archiducs vont d'ailleurs se succéder par la suite à la fonction abbatiale comme Léopold 1er et Léopold II d'Autriche. Les troupes engagées pendant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) provoqueront d'importantes dévastations lorsqu'elles atteindront l'Alsace vers 1630 et l'abbaye fut abandonnée jusque vers 1650. Elle put conserver ses possessions après les traités de Westphalie mais montra quelques réticences à renoncer à l'immédiateté impériale. Elle fut toutefois contrainte à se soumettre au nouveau pouvoir royal qui va d'ailleurs placer à la tête de l'abbaye l'évêque de Strasbourg François Egon de Furstenberg (1664).
Le cardinal François Armand de Rohan Soubise devint lui aussi abbé commendataire (1737-1756) avant d'entrer au grand chapitre de Strasbourg et d'accéder à la fonction épiscopale. La reconstruction de l'abbaye fut envisagée et donna même lieue à une cérémonie de pose de la première pierre (1727) et les travaux de démolition de la nef furent entamées mais le chantier fut finalement abandonné à Murbach. Les moines préféreront quitter ce lieu austère et désert pour rejoindre la ville. Le 11 avril 1764 ils obtinrent, par une bulle pontificale, l'autorisation de transformer la communauté de moines en un chapitre équestre. Ce transfert sera accompagné par la construction à Guebwiller, sous l'abbé Léger Casimir de Rathsamhausen, d'une collégiale (église Notre-Dame) entourée de bâtiments canoniaux et de la résidence des princes-abbés (château de Neuenbourg).
La période révolutionnaire
Dans son ouvrage Les Origines de la France Contemporaine Hippolyte Taine évoque les troubles causés par la Révolution à Guebwiller en ces termes : - le 31 juillet, cinq cent paysans, sujets de l'abbaye de Murbach, fondent sur le palais de l'abbé et sur la maison des chanoines. Buffet, coffres, lits, fenêtres, miroirs, encadrements, jusqu'aux tuiles du toit et jusqu’aux gonds des croisées, tout est haché ; sur les beaux parquets des appartements, on allume des feux et on y brûle la bibliothèque et les titres. Le superbe carrosse de l'abbé est rompu de façon à ce que pas une roue ne demeure entière. Le vin est répandu dans les caves ; un tonneau de 1600 mesures en laisse échapper la moitié ; l'argenterie et le linge sont emportés -. L'abbaye sera dissoute et ses biens vont faire l'objet d'un inventaire et devenir biens nationaux.
C'est donc dans la violence que s'achève l'histoire de cette abbaye princière. Outre les majestueux vestiges perdus dans une petite vallée vosgienne au pied du Grand Ballon, quelques ruines de châteaux-forts, une ancienne collégiale entourée de bâtiments canoniaux et d'une résidence princière, elle nous aura laissé une vingtaine de manuscrits ainsi que quelques imprimés, qui n'ont pas été pillés à la Révolution et qui se trouvent aujourd'hui à la Bibliothèque de Colmar.
Bruno Meistermann
Indications bibliographiques : Monographie des villes et villages de France : Murbach et Guebwiller : Xavier Mossmann 1992
Chronique des Dominicains de Guebwiller 1844
L'abbaye de Murbach en Haute-Alsace : Philippe Legin 1980
Annuaire de la Société d'Histoire de Thann Guebwiller 1973-1974 : Guebwiller au Moyen-Âge naissance et développement d'une ville: Georges Bischoff
Catalogue des incunables de la bibliothèque de la ville de Colmar 1895
Die Klosterkirche Murbach im Elsass : Joachim Muller 1992
La vallée de Saint-Amarin : Gilles Sifferlen 1908
Mémoire historique sur l'abbaye de la ville de Lure : abbé Besson 1846
Musée pittoresque et historique de l'Alsace Th. De Mroville : 1858
Revue d'Histoire suisse 1947 : Bischof Pirminius und die Gründung der Abteien Murbach und Reichenau Franz Beyerle
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